En 2001, mes étudiants en bande dessinée à l’Université du Québec en Outaouais m’ont invité à contribuer à leur fanzine «Le Scribe», en créant une BD inspirée d’un auteur ou un artiste de mon choix. Histoire de m’encourager à mettre mon projet sur les rails, j’ai fait ces deux pages-prototypes, qui pouvaient donner une idée de l’album à venir.
Encore un peu plus tard, je me suis décidé à déposer une demande de bourse au Conseil des arts et lettres du Québec pour produire l’album au complet. La demande a été d’abord rejetée, puis acceptée à la deuxième tentative, et je me suis mis au travail.
Initialement, le livre devait compter autour de 80 pages et être terminé en quatorze mois. Quatre ans ont passé, je prévois maintenant dépasser les 150 pages, j’ai terminé l’écriture du scénario l’été dernier et complété environ la moitié des dessins. L’argent de la bourse est évidemment dépensé depuis longtemps, je dois travailler pour gagner ma vie et continuer à rénover ma maison. Bref, les choses n’avancent pas vite, mais je ne désespère pas.
Depuis que j’ai commencé à travailler sur mon album, l’équipage français formé de Robert Cara et Daniel Casanave a eu le temps de faire paraître une autre version de «L’Amérique», en trois tomes. Tant pis, mais c’est comme ça, Kafka appartient au domaine public. Je n’ai pas lu leur adaptation et je ne le ferai certainement pas avant d’avoir terminé la mienne. Je me suis tout de même permis quelques petits coups d’œil sur Internet, ça semble plutôt bien. Bien sûr, j’aurais bien aimé être le premier. Je me sens un peu comme l’explorateur Robert Scott, qui atteignit le pôle Sud un mois après Roald Amundsen. J’espère seulement ne pas finir comme lui ...
Je me débats donc pour venir à bout de mon projet, en luttant contre ma propre paresse. J’espère que le blog que je mets en marche aujourd’hui va contribuer à me motiver et aussi, ce qui n’est pas négligeable, à susciter l’intérêt de futurs lecteurs. Je vois d’abord ce blog comme une sorte de journal de bord, dans lequel je compte consigner jour après jour la marche de mon projet. Mais, comme j’en suis présentement à peu près à mi-chemin, je commencerai d’abord par un survol du travail déjà fait.
L’album devrait s’intituler «L’Amérique ou Le Disparu», «L’Amérique» étant le titre, donné par Max Brod, sous lequel l’œuvre est généralement connue et «Le Disparu» (en allemand, Der Verschollene) étant le titre envisagé par Kafka. Il faut savoir qu’il s’agit d’un roman posthume et, de surcroît, inachevé, ce qui pose un défi particulier à l’adaptateur. On y reviendra.
À propos du travail d’adaptation, justement, j’ai cherché à rester aussi fidèle que possible au roman, en respectant généralement le récit, les personnages et, je l’espère, l’esprit de l’auteur. Contrairement à un préjugé trop répandu sur Kafka, il ne s’agit pas d’une œuvre sombre et sinistre, mais d’un récit vivant et imagé, avec une touche d’humour absurde. L’écriture de Kafka peut sembler froide et détachée. Il est vrai qu’il ne tombe jamais dans le pathos ou le sentimentalisme. Mais cela ne l’empêche pas de provoquer l’émotion (et parfois le rire) chez le lecteur.
CHAPITRE I : LE CHAUFFEUR
Fidélité à Kafka, donc, mais totale indépendance par rapport au texte (et à la traduction d’Alexandre Vialatte), que j’ai totalement mis de côté, pour tout réécrire dans une forme propre à la bande dessinée, qui ne doive rien à la littérature. Pour cette raison, j’ai presque complètement éliminé les récitatifs. Par exemple, le tout premier paragraphe du roman, qui informe le lecteur d’entrée de jeu avec une redoutable efficacité, se lit comme suit :
Lorsque, à seize ans, le jeune Karl Rossmann, que ses pauvres parents envoyaient en exil parce qu’une bonne l’avait séduit et rendu père, entra dans le port de New York sur le bateau déjà plus lent, la statue de la Liberté, qu’il observait depuis longtemps, lui apparut dans un sursaut de lumière. On eût dit que le bras qui brandissait l’épée s’était levé à l’instant même et l’air libre soufflait autour de ce grand corps.
Ce texte est absent de la bande dessinée. Ce n’est que graduellement qu’on apprendra qui est Karl Rossmann, et ce qu’il fait seul sur le bateau.
On remarque que la statue de la Liberté brandit une épée, et non un flambeau. Cette incongruité a été maintes fois soulignée et commentée. Certains ont prétendu que Kafka, qui n’a jamais mis le pied en Amérique, l’aurait commise par ignorance. Je crois au contraire que, ayant pris soin de se documenter, il savait très bien ce qu’il faisait. Mais il ne soucie guère de réalisme strict (moi non plus d’ailleurs). On peut voir l’épée comme le symbole de ce qui attend Karl dans un monde hostile et menaçant.
Dans le premier chapitre, parti à la recherche de son parapluie, il se perd dans les dédales de la cale du bateau et fait la rencontre du Chauffeur (il s’agit en fait d’un employé de la salle des machines).
Celui-ci lui fait part de ses doléances et raconte à Karl comment il est constamment maltraité et humilié par son supérieur. A-t-il raison ou non de se plaindre ? Peut-être n’est-il au fond qu’un éternel braillard, raciste et xénophobe en plus (le Chauffeur est allemand, alors que son supérieur est roumain, donc de race inférieure. Le nazisme n’est pas bien loin ...). Quoi qu’il en soit, Karl, avec sa naïveté, son grand cœur et son esprit Don Quichotte, prend spontanément parti pour le Chauffeur et décide d’aller plaider sa cause auprès du Capitaine. Ironiquement, si Karl est prompt à prendre la défense d’un inconnu qu’il croit à tort ou à raison victime d’injustice, il est toujours le dernier à prendre conscience des injustices dont il est lui-même l’objet. Régulièrement rejeté, exclu, bafoué, accusé injustement, Karl Rossmann est une victime, aussi candide et innocente que l’agneau qui vient de naître. Mais ce n’est pas un faible. S’il se laisse parfois aller à rêvasser, il est le plus souvent pragmatique et déterminé. Fasciné par tout ce qui touche à la mécanique, il aspire à devenir un jour ingénieur. Il a autre chose à faire que de s’apitoyer sur son sort.
C’est un garçon volontaire, vigoureux et physiquement assez robuste malgré son jeune âge et sa petite taille.
Karl a un petit côté Tintin ; c’est sans doute pour cette raison que je lui fais porter des pantalons golf. Tel que je l’imagine, il est assez différent du Pierrot lunaire, blafard et rachitique de la version de Cara et Casanave, qui pourrait faire penser à un jeune Kafka tuberculeux. Enfin, tout est une question de casting et de point de vue.
Coup de théâtre dans le bureau du Capitaine : parmi les personnes présentes se trouve l’oncle de Karl, un oncle richissime et sénateur dont il ne soupçonnait même pas l’existence.
Je me suis vaguement inspiré pour l’Oncle de la tête de Charlie Chaplin dans «Monsieur Verdoux».)
C’est par la bouche de l’Oncle qu’on apprendra la mésaventure de Karl avec la bonne, à l’origine de son exil en Amérique. L’évocation de l’événement donne lieu à un flashback assez cru (comme dans le roman), plus grotesque qu’érotique. On comprend que l’expérience a été assez pénible pour Karl. En fait, il s’agit pratiquement d’un viol.
La peur du sexe, mêlée de fascination, est un trait de caractère dominant chez Karl (chose qui n’est pas si rare chez un garçon de son âge), comme chez Kafka d’ailleurs. Il y a dans son œuvre un érotisme refoulé omniprésent.
Curieusement, en regardant rétrospectivement les pages du chapitre I, j’ai constaté avec horreur que la bonne ressemblait étrangement à la mère de Karl. N’ayant aucune envie d’entrer dans ce genre de considérations freudiennes, j’ai raccourci le nez de la bonne pour atténuer la ressemblance.
L’Oncle annonce qu’il adopte Karl et qu’il se charge désormais de son avenir. Karl quitte le navire avec lui, en se demandant ce qu’il adviendra du Chauffeur. On ne le saura jamais.
mardi 20 janvier 2009
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
C'est un vraie psychanalyse cette bd-là! Or, ce n'est pas en changeant la longueur du nez d'un personnage que tu échapperas aux considérations freudiennes! D'ailleurs, le simple fait que tu t'en rendes compte ici et que tu cherches à masquer ce nez que tu ne saurais voir révèle quelque chose...
RépondreSupprimerEffe Bée, psy d'occase